lundi 28 juin 2010

Paula, lumière de mes yeux…

Paula Jacques, Kayro Jacobi, juste avant l'oubli, Mercure de France, 2010

Paula Jacques est incontestablement la poétesse, la voix et la musique des Juifs d'Egypte. Avant elle, en littérature, il y eut le quatuor d'Alexandrie de Lawrence Durrell, avec son personnage de Justine, l'héroïne romantique du premier tome — mais elle était d'Alexandrie ! Il y eut aussi André Aciman, mais il nous a donné une autobiographie, Adieu Alexandrie (Stock, 1996) — encore Alexandrie ! Il y eut aussi la merveilleuse étude de Jacques Hassoun, Juifs du Nil (Le Sycomore, 1981), et lui aussi était d'Alexandrie. Plus récemment, il y eut aussi Ron Barkaï, Comme un film égyptien (Fayard, 2006), mais il raconte des Egyptiens émigrés en Israël. Paula Jacques, tout au long de son oeuvre romanesque (c'est ici son huitième roman), chante les paroles, l'accent, la joie de vivre et l'éternelle nostalgie des Juifs d'Egypte, du Caire, plus précisément — j'en suis !

Les Juifs d'Egypte — Jacques Hassoun les appelait "Juifs du Nil" — un peu "sefarades", ce qui veut dire "espagnols", un peu ashkenazes, ce qui veut dire "allemands"… et il y avait beaucoup d'Ashkenazes en Egypte, réfugiés de Russie, chassés de Palestine, quelquefois déportés par les Turcs pendant la guerre de 14, qui les soupçonnaient d'être alliés des Britanniques. Mais ils étaient surtout Egyptiens, plus égyptiens que les Musulmans d'Egypte, prétendaient-ils, qui n'étaient arrivés là qu'au 7ème siècle alors qu'eux, les Juifs d'Egypte, étaient là de toujours... Les fouilles dans l'île d'Elephantine attestent en effet la présence d'une communauté juive prospère dès le 3ème siècle avant Jésus Christ (Joseph Meleze Mordzejewski — Les Juifs d'Egypte de Ramses II à Hadrien, PUF, 1997).

Les Juifs d'Egypte, qui n'existent plus désormais, avaient un accent qui ne ressemblait à aucun autre, une façon d'accepter le soleil, une manière de préférer le café à la prière, une passion de la socialité ludique, un art de la dérision perpétuelle… Il n'est que de petites différences ; seules les petites différences méritent l'intérêt !

Paula Jacques est un écrivain exceptionnel, qui poursuit l'exploration de cette communauté, de cette ambiance, de ce fragment de vie à jamais disparu. Elle le fait avec méthode, roman après roman, revenant sans cesse sur le métier, mais elle le fait avec l'art méticuleux du modéliste, en fignolant le détail. Elle a commencé en 1980 avec Lumière de l'Oeil (Mercure de France), et l'on a pu penser alors qu'elle voulait seulement retranscrire un art d'être, comme un folkloriste. Mais elle a poursuivi, et il devient à chaque fois plus clair qu'elle dégage petit à petit, telle un archéologue nettoyant amoureusement un fragment de poterie, des figures de femmes de ce monde englouti. Gilda Stambouli, Rachel-Rose et maintenant Norma et "Maman" et Nellie et Vivie… Les femmes de là bas, de ce temps là, à la fois frivoles et sensibles, capables, à la différence de leurs hommes, de percevoir le monde qui va et d'accepter le temps qui s'en va.

Depuis son dernier roman, Rachel Rose et l'officier arabe (Mercure de France, 2006), Paula Jacques écrit aussi la paralysie de la communauté juive d'Egypte devant l'irruption de l'antisémitisme égyptien avec Nasser. Son dernier roman raconte Kayro Jacobi, cinéaste de talent, artisan du "Hollywood sur Nil" — car il est vrai que Le Caire de l'après guerre, c'était un peu Hollywood ! — Kayro, metteur en scène des plus grands, de Farid el Atrache, de Samia Gamal, de Leïla Mourad… Elle l'a inventé, bien sûr, mais il y en eut quelques uns ! Elle écrit la stupéfaction de Kayro Jacobi, aux prises avec un jeune intellectuel de l'Egypte moderne qui veut débarrasser l'Egypte de ses "étrangers", impérialistes et sionistes. Kayro ne comprendra pas ; nombreux les Juifs d'Egypte qui n'ont pas compris et parmi ceux qui l'ont compris, aucun ne l'a accepté.

Les Juifs d'Egypte ont été parmi les premières victimes du grand nettoyage ethnique qui occupera une grande partie de la seconde moitié du vingtième siècle. Ici les Juifs, ailleurs les Arméniens, les Biafrais, les Bosniaques, les Kurdes… Je me souviens d'une discussion avec un dignitaire égyptien avec lequel je plaisantais en arabe. "Tu ne peux pas être égyptien", s'étonnait-il devant mon accent du Caire… "Et pourquoi je ne pourrais pas être égyptien ? Mes grands parents sont enterrés au Caire, et leurs grands parents, et les grands parents de leurs grands parents…" Il m'a regardé interdit et avec une certaine innocence m'a dit : "Mais il n'y avait pas de Juifs en Egypte !" Il était de la nouvelle génération…

Paula Jacques, ses livres sont beaux, sa langue est belle qui restitue les accents d'Egypte, ses personnages ont une humanité sauvage, une sensualité de tous les instants, fantasques et vrais. Paula Jacques, lumière de nos yeux devenus aveugles !

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